Photographier sa fascination : interview avec Nicolas Guérin

Q : Quand as-tu commencé la photographie de nus ?

Nicolas Guérin : De façon vraiment sérieuse en 2010, quand j’ai rencontré Sheri. Mais le nu a été mon premier sujet lorsque j’ai débuté la photographie en amateur. J’avais 15 ans, j’étais amoureux, et je voulais garder une trace de ce moment. Les compétences et les exigences ont changé, mais le désir reste le même. Vivre ma vie, et photographier celles que j’aime : mes amours, mes amies.

Q : Ces 3 livres regroupent 12 années de travail personnel, pourquoi avoir attendu si longtemps ?

NG : Parce que ces livres sont un puzzle d’émotions très intimes pour moi, et qu’ils ne pouvaient pas se faire avant, je n’étais pas prêt. Avant j’étais dans le direct, cétait le moment de vivre et de produire les images, sans trop analyser. Ces années ont passé très vite, je travaillais pour la presse culturelle, je voyageais beaucoup. Je passais vite d’un projet à un autre. Non seulement je n’avais pas le temps de regarder dans le rétroviseur, mais surtout je n’en voyais pas l’intérêt.C’est seulement lorsque je me suis retrouvé seul que j’ai compris la nécessité de m’interroger sur ma trajectoire, et de mieux comprendre mes obsessions. J’ai arrêté de courir, j’ai quitté Paris, j’ai changé de vie. La seule constante est que je photographie toujours exclusivement les gens que j’aime.

NDLR: les 3 livres sont en cours de financement via Hemeria Crowdfunding, découvrez les ici

Q : Pourquoi cette cette restriction ?

NG : Je ne le vis pas du tout comme une restriction, c’est un choix affectif majeur. Les héros de mon adolescence étaient des cinéastes (Chaplin, Von Streinberg, Bergman, Antonioni, Godard, Sautet, Cassavetes, Allen…), des artistes qui ont filmé les mêmes actrices sur une longue durée. On peut ajouter Visconti quand il filme Helmut Berger, la connexion entre le désir et l’inspiration reste la même. Je suis fasciné par cette idée, fasciné de voir évoluer Anna Karina sous le regard de Godard, Liv Ullamn se débattre chez Bergman, ou Marlene Dietrch triompher chez Von Sternberg. J’aime l’idée de troupe de théâtre, et de fidélité. Que l’on puisse approfondir son travail toujours avec les mêmes équipes. Et surtout ça rend le travail ludique, et émouvant. Faire une énième prise de vue avec la même amie, c’est l’occasion de se retrouver, et de se montrer que l’on tient l’un à l’autre, que la connexion existe et qu’elle résiste au temps. Une modèle avec laquelle je travaille pour la première fois ne peut pas m’apporter ce que m’offre celle que je connais depuis dix ans. J’aime l’idée de faire le portrait d’une femme comme un puzzle, et sur dix ans. Les femmes que je photographie sont des personnalités fortes, complexes, changeantes. En 3 heures de temps comment montrer tout ça ? Sur dix ans ça devient possible, et passionnant.

Certains des photographes que j’admire le plus ont eu des attachements particuliers à certaines de leurs modèles, c’est le cas de Guy Bourdin avec Nicole Meyer, d’Araki avec Kaori ou de Roversi avec Natalia Vodianova par exemple. Et ce n’est pas un hasard si les plus belles images de Natalia Vodianova sont celles de Roversi. C’est lui qui la connaît le mieux. Pour moi, rien de vraiment beau ne se fait sans cette inscription dans la durée. Il y a bien sûr des exceptions, des gens au talent fulgurant qui sont capables de tout et tout de suite. Moi je suis lent et fidèle, je cultive mes attachements pour que les liens durent. J’ai besoin de centrer mon désir et mon inspiration. Je n’ai pas juste l’envie de faire une photo de plus, j’ai envie de photographier cette femme là, à ce moment là. Mon inspiration n’est jamais abstraite, elle s’incarne dans ces femmes remarquables, auxquelles je suis fidèle. On ne photographie pas les femmes que l’on aime, comme on photographie les autres.

Q : Qu’on le veuille ou non, il y a pourtant des gens que l’on aime et qui disparaissent de nos vies…

NG : Evidemment, et c’est mon plus grand drame, celui auquel je n’arrive pas toujours à faire face avec dignité. Les amies restent, le plus souvent, les amours passent. Perdre un amour est une épreuve pour tout le monde, pour moi c’est une tragédie, et la négation de tout ce en quoi j’ai voulu croire. Mon inspiration est obsessionnelle, j’ai photographié Sheri pendant 7 ans avec la régularité d’un métronome, et la fin de notre histoire marque la fin de nos collaborations. Cela ajoute à la douleur de la fin d’une liaison le vide de la perte d’inspiration.

Ma rencontre avec Alina m’a permis de recoller les morceaux, de recentrer mon désir et surtout de vivre à nouveau une fascination. Elle n’était pas modèle, mais avait beaucoup dansé dans sa vie, et la danse est aussi une histoire de contrôle et de pureté des lignes. Mon travail a changé après notre rencontre, il s’est épuré je crois. Nous avons décidé de quitter Paris, de voyager longtemps, seuls. Mon inspiration est devenue monolithique. Le décor change, la lumière change, mais le sujet reste le même : Alina en Russie, Alina au Chili, Alina au Japon, Alina en Mongolie. Ce voyage était une lune de miel, qui resserrait à la fois nos liens affectifs, et nous permettait d’approfondir chaque jour notre collaboration Modèle / photographe.

Q : Peut-on regarder avec détachement les visages et les corps de celles que l’on a aimées et que l’on a perdues de vue ?

NG : Je n’ai malheuresement aucune neutralité là dessus mais j’aimerais tant. M’attaquer à la conception de cette rétrospective aura été un supplice. Il m’a fallu ouvrir des dossiers que j’avais volontairement refermés depuis des années, et dont les images-souvenirs ont ranimé des émotions encore vives.

Entre le moment où j’ai voulu raconter cette histoire et le moment où j’étais prêt à le faire il s’est passé un an. J’ai longtemps tourné en rond sans destination. J’ai remonté le temps, et je me suis souvenu. Pour certaines parties, ce sont de bons souvenirs, que ce soit avec les amies fidèles, Pauline, Tessa, Klaudia, Léa, Marisa, Hea, toutes celles qui étaient là il y a 10 ans et qui le sont encore, c’est rarement un problême. Mais revoir les images de Sheri malade et amaigrie par exemple me blesse toujours autant, pourtant il fallait qu’elles trouvent leur place dans cette chronologie.

Il y a des événements douloureux de ma vie, digérés depuis longtemps, parce que j’ai eu d’autres joies depuis. Il n’y a plus d’amertume à ce sujet. Les relations se sont normalisées avec Sheri, ça a pris du temps, mais elle ma dit sa gratitude pour nos années ensemble et ses regrets. Nous ne nous sommes jamais revus, mais ça arrivera sans doute un jour et j’en serais heureux. Il y a un lien, un attachement à ce que nous avons traversé ensemble, qui je le crois durera, et c’est un réconfort.

Pour les images plus récentes, c’est lourd pour moi. Parler de mes voyages et de notre résidence d’artistes avec Alina est une flagellation. J’ai mis trop de moi-même là dedans, trop d’espoirs trop d’énergie pour voir passer ces images sans que cela ne me déchire. Et je vivais encore dans la maison qui a été la nôtre quand j’ai commencé à travailler sur ces livres. C’était comme déambuler dans un cimetière chaque jour. J’ai toujours fui ce genre de moment, et précipité les événements pour abréger les deuils, mais pas cette fois. Pour une fois j’ai fait face, à ma façon, en faisant ces livres. Je savais que si je ne faisais pas maintenant je ne le ferais jamais et que c’était 10 ans de travail qui allaient rester à jamais au fond d’un disque dur

Q : L’idée de conserver une sorte de chronologie dans les images était-elle là dès le début ? Quels étaient les enjeux de cette rétrospective pour toi ?

NG : J’ai appris la photographie seul, dans les livres. Etudiant, je faisais des sacrifices importants pour m’acheter des monographies et commencer une bibliothèque. Irving Penn, Helmut Newton, Richard Avedon, Sarah Moon, Guy Bourdin, Joel-Peter Witkin, Paolo Roversi ont été mes maîtres de stages. Je voue à leurs livres une sorte de culte. Si on veut comprendre le motif dans l’œuvre, rien de mieux qu’une monographie, la plus complète possible, et avec une structure chronologique.

L’enjeu pour moi c’était d’être capable de dégager les répétitions, et les variations qui traversent mon travail sans que j’y porte réellement attention, mais que je perçois facilement en ouvrant mes archives.

C’est une time-line très autobiographique bien-sûr, je sais toutes les histoires derrière ces images. Une chronologie faite de phases, il y a un long moment de découverte et d’obsession érotique, l’expérimentation avec les couleurs et les flashs, c’est le moment où je rencontre Sheri, j’emménage dans un grand studio à Montreuil, et je découvre le film Polaroïd. La question du couple devient centrale, je suis surpris chaque jour du couple improbable que nous formons avec Sheri, et j’aime de plus en plus observer et photographier les autres couples. C’est le moment où ma vie privée commence à avoir une réelle incidence sur mes images. Jusque là je répondais à des commandes de presse.

Quand on regarde dans ses rétroviseurs, il est assez facile de voir que les périodes de bonheur intense, ces moments d’aveuglement où on a la certitude que les choses vont durer. Et pourtant elles ne durent pas. Mais ce moment a été. Et la mélancolie inhérente à l’acte photographique vient de là. C’est du passé. Aucune photo de montre l’avenir, aucune ne montre même le présent. La photographie est ce passé qui ne veut pas qu’on l’oublie.

Q : Il y a dans ce livre une série différente des autres « In the praise of shadow », ou le sexe est réel.

NG : Oui. C’était au printemps 2012, et Sheri vivait encore à NYC, on se voyait tout les deux mois, elle me manquait énormément, la voir jouir me manquait. J’ai commencé cette série sur la jouissance féminine à ce moment là. Je faisais des portraits du monde du cinéma depuis 12 ans, je n’avais jamais photographié aucun acte sexuel dans ma vie, c’est un sujet bien trop important, devant lequel je reculais. La représentation du désir, du plaisir, de l’amour physique a toujours été une question centrale dans les arts.

De grands cinéastes ont éludé le sujet toute leur vie, de Truffaut à Allen. Dans leurs films on parle beaucoup de sexe, on est avant le sexe, après le sexe, ou bien la camera part vers la fenêtre, mais ils ne montrent pas le sexe… Et puis il y a les cinéastes qui filment le sexe, quelle que soit leur approche, il y a Larry Clark, il y a Spike Lee, Gaspard Noé, Lars Von Trier, Jane Campion, David Lynch… Ceux-là me passionnent parce qu’ils abordent la sphère la plus intime, là où parfois s’arrête de tourner la caméra des autres.

J’avais été très marqué par une rencontre avec Krzysztof Kieślowski, l’auteur du Décalogue lorsque j’étais étudiant, il nous avait expliqué qu’il était passé du documentaire à la fiction, parce que lorsque l’on filme une ouvrière toute la journée, elle nous ferme sa porte le soir et on la retrouve le lendemain, on ne sait jamais ce qui se passe dans la chambre à coucher. La fiction lui a permis de raconter des histoires plus intimes.

J’ai donc eu cette chance, ce privilège de photographier des femmes et des couples au moment de la jouissance, et je n’oublierai pas cette expérience. J’avais déjà un rapport un peu sacré à l’orgasme féminin, faire ce travail a contribué à m’hypnotiser encore d’avantage. Le sexe, l’amour, le désir, tout cela n’est jamais qu’une histoire de peaux, qui fusionnent. C’est un beau sujet photographique, mais il faut lui trouver la forme qui convient. Je voulais des peaux en feu, des peaux qui vivent, et ma seule référence était Rembrant. Il est le maître de la peau qui palpite. Mais la photo est par nature plus réaliste, il fallait donc trouver le moyen de faire un pas vers la peinture, ou l’abstraction et laisser une place à l’imaginaire. On ne voit aucun sexe dans la série, on y voit de l’amour. J’espère !

Q : Les mains semblent avoir une importance particulière dans tes images, une préciosité presque maniériste…

NG : Oui s’il y a une autre obsession qui ne passe pas, en dehors du sujet général qui est bien sûr la peau, c’est mon obsession pour les mains. C’était déjà malheureusement vrai dans mes portraits, dès que je sens que mon sujet a une capacité à raconter des choses par le détail de ses mains, je finis par ne plus diriger que ça. Ça vient de mon amour pour la peinture, où la main a toujours joué un rôle essentiel. Du Caravage à Fragonard, de Rembrant à Wermeer pour ne citer qu’eux, une partie de la narration se joue dans le détail des mains. Elle est parfois le détail qui contredit l’impression première de l’image et qui lui donne son sens profond.

JM : Quelle différence fais-tu entre ton travail de portraitiste et ton travail sur le nu ?

NG : Je ne fais aucune différence entre le nu et le portrait. Pour moi tant qu’il y a un humain dans l’image je vois ça comme du portrait, avec ou sans vêtement. Par contre je fais une grande différence entre les images faites en commande, et celles faites par amour. Je photographie mes amies de façon récurrente depuis dix ans, et jamais ni elles ni moi n’en avons tiré le moindre profit, au contraire. Mais les images faites ensemble racontent notre histoire commune, ce qui nous unit. Je pense qu’elles savent l’importance qu’elles ont dans ma vie, et qui va bien au delà d’une relation d’amitié. Sans ces femmes, sans la confiance et le temps qu’elles m’accordent, je n’existerais pas comme photographe. Ce sont elles qui me donnent envie de voir. Elles sont la chair et le sang de mes images.

Q : Est ce que tu as l’impression de photographier les femmes de la même façon qu’il y a 12 ans ?

NG : Non, j’espère que non, ça serait terrible. Cela voudrait dire que ma vie est la même qu’il y a 12 ans, que tout cela stagne. Les obsessions restent les mêmes, la peau, la lumière, les lignes. Les moyens mis en œuvre et la méthode ont beaucoup changé. Il y a 12 ans j’avais un studio chez moi pour expérimenter : la couleur, le Polaroïd, le mouvement. On était isolés du monde réel, y avait des flashs, des assistants, des équipes. On vivait dans une bulle où la lumière était artificielle. J’ai adoré ça pendant 7 ans.

Quand en 2017 je suis parti voyager autour du monde avec Alina, j’ai vraiment découvert la lumière du jour et compris qu’elle me procurait, d’une part des possibilités infinies, et d’autre part une sorte de « ravissement », une exaltation. J’ai une émotion de plus en plus vive à observer et attendre le moment de lumière qui rend tout plus beau. Il crée une urgence, on sait que 5 minutes ce ne sera déjà plus pareil.

Au retour en France, on a vécu dans une maison face à la forêt avec de grandes fenêtres, et je n’ai jamais plus rebranché mes flashs, depuis des années. Ça veut dire travailler léger, sans équipe, vite, et avec l’obligation d’être attentif au moment présent. Ce n’est pas juste une anecdote d’ordre technique, c’est avant tout une libération. C’est accepter une fois pour toutes que la qualité de l’image ne dépend en rien de sa qualité technique. Les images sont à la fois plus réalistes et plus intimes.

Je fais corps avec mon appareil bien plus qu’auparavant, il n’est plus jamais sur pied, je me déplace par rapport à la lumière sans être contraint par la frontalité du studio. Le studio c’est un théâtre, il y a un axe obligé, une frontalité. En Mongolie ou en Patagonie j’ai 360 degrés autour de moi pour décider où je veux positionner ma modèle dans la lumière, ce sont des moments d’exaltation pour moi.

Cette méthode est devenue une addiction aujourd’hui dans le travail que l’on fait avec Noémie depuis 2 ans. Pas de soleil, on bavarde en buvant du thé au coin du feu, on attend. Le soleil apparaît, on s’active, on fait plein d’images. Il se cache et on retourne au coin du feu. En extérieur au contraire, on se lève à 5 h du matin pour être sur le pont de Rome à 6 heures quand le soleil se montre et qu’on ne croisera pas la police. On court après le soleil… Il y a une notion presque poétique à tout ça.

Q : Il y a beaucoup d’images avec des cordes, d’ou vient cette fascination ?

NG : A l’origine, c’était juste pour rendre hommage au travail de ARAKI, dont j’admire le style direct et l’honnêteté. Il utilise les cordes pour leur dimension symbolique ( contrainte et consentement). Ce ne sont pas des images violentes ou de souffrance, ce sont des images de femmes libres, qui parfois même se révèlent souveraines. Les cordes les sacralisent davantage qu’elles ne les blessent. J’aime l’esthétique unique que peut offrir le jeu des cordes sur la peau. Il y a un aspect très sculptural à un corps suspendu, la pression des cordes amplifie les formes, modifie les lignes du corps.

Je crois surtout que je suis très dépendant en amour, que je sacralise les liens amoureux à outrance, et les cordes me permettent d’exprimer ça. Se laisser attacher par l’autre, c’est une sorte d’absolu dans la confiance, une vulnérabilité consentie. Il ne faut pas avoir peur de resserrer les liens..

Je ne me sers pas de cordes dans ma vie privée et je suis incapable de faire un nœud, mais j’aime voir et photographier les cordes sur la peau, puis la traces des cordes sur la peau. Il y a une narration et un imaginaire autour des cordes, ça interroge de voir une silhouette en kimono qui flotte sous un arbre… La première fois que j’ai vu une image de suspension c’était une image d’ARAKI bien sùr, je ne savais même pas que ça existait et je ne savais pas quoi en penser. C’est une théâtralisation du corps, et un abandon absolu de la part du sujet. Je trouve ça émouvant qu’une modèle accepte de poser nue et suspendue par des cordes juste pour réaliser une photo avec moi. C’est un don de soi très fort.

Par ailleurs j’ai eu le privilège de travailler à chaque fois avec des shibaristes expérimentés, inventifs, c’est un art qui est également beau dans son geste, et les voir travailler est également fascinant. Au Japon pour la série avec Sheri le maître des cordes était Kinoko Hajime, j’ai filmé son travail avant chaque installation, ce que je ne fais jamais, parce que ces mains qui gravitent autour du corps en l’enserrant avec la corde créer une chorégraphie unique, c’est un vrai rituel, c’est beau à voir. C’est une offrande de la part du modèle. Je ressens une vraie gratitude envers celles qui vont aussi loin dans l’abandon pour faire une photo avec moi. J’admire ça.

Comme j’admirais Sheri, qui a beaucoup shooté avec Ren Hang, qui était devenu son ami. Il lui demandait des choses impossibles, dans des conditions de confort inexistantes, et elle ne disait jamais non. Parce qu’elle aimait ses photos, qu’elle le considérait comme un grand artiste, elle faisait tout ce qu’elle pouvait pour satisfaire ses visions les plus improbables. La liberté des photos de Ren Hang est aussi la liberté que lui donne ses modèles. Si le modèle a confiance à ce point, il n’y a pas de limites à l’imagination. Sheri a posé avec un pigeon mort dans la bouche sous la douche, ou avec une tomate cerise entre les cuisses, ou suspendue par les pieds avec le visage entouré d’un sac plastique rempli d’eau dans lequel flottait un poisson rouge, ou dans l’étang du parc Montsouris la nuit par 10 degrés après avoir franchi les grilles avec une échelle, et avant de se faire virer par le gardien. C’est magnifique, non ? Cette capacité que peut avoir la photographie à nous embarquer dans des situations irréelles. Pensez aux efforts que l’on fait pour juste une image ! L’importance que l’on donne à cette image ensuite, les souvenirs que l’on se crée…

Q : Quels sont tes projets à venir ?

NG : Des livres… J’aime tant les livres, c’est pour ça que j’ai attendu si longtemps pour en faire moi-même. Et si ceux-là ont été difficiles à produire, les suivants le seront bien moins. J’ai beaucoup appris depuis 2 ans. Et j’ai aussi compris et accepté que j’avais besoin des autres, que c’était un travail collectif, au sens le plus noble du mot. Moi j’ai vécu cette histoire, je l’ai mise en images, mais je ne sais pas fabriquer un livre. Je n’y connais rien. J’ai commencé seul, puis j’ai essayé d’avancer face à des éditeurs qui, avec raison me disaient «  trop long, trop lourd, trop cher, pas réaliste » en gros. Puis j’ai rencontré Jan, qui a pensé, structuré, et trouvé la forme qui saura faire entrer mon histoire dans un livre. Bien sûr ces images racontent ma vie, mais ces livres sont autant les siens que les miens.

Et ça m’a pris du temps de comprendre qu’il savait plus que moi ce qui fonctionnerait en édition. Les deux volumes de UNDER THE INFLUENCE ont été un processus à la limite du raisonnable, on a fait, refait, changé d’avis, changé d’idée et au total on a, je crois, 93 versions du projet. Ce qui est assez délirant. Jan est perfectionniste, aime manipuler les images, trouver correspondances, les ruptures de ton. Moi je pensais savoir, mais en le voyant travailler j’ai bien su que je n’étais pas au niveau. J’ai beaucoup appris grâce à lui. Et quand on a décidé, un an après le début du projet, de consacrer un volume à part à mon travail contemporain avec Noémie, j’étais prêt à lui laisser totalement le contrôle. Je lui ai donné 200 images, une chronique de nos deux années de collaboration, et il m’a proposé une séquence. On a fait trois versions, la version publiée est la troisième. Travailler avec quelqu’un qui comprend vos obsessions, qui voit vos tics et vos limites et qui en fait des forces, est une immense chance.

Le prochain livre portera à priori sur 20 ans de portraits d’artistes, et je suis sûr que celui-là sera plus simple à produire…

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Sur le chapitre au CHILI avec Alina & Marisa

« Je ne connais rien de l’Amérique latine. J’ai beaucoup voyagé en Afrique quand j’étais enfant, mon père y a vécu 25 ans. En Asie par la suite, par intérêt pour cette culture. Mon travail m’a mené aux quatre coins de l’Europe, aux Etats-Unis, ou jusqu’en Australie, mais je n’avais mis que 2 fois les pieds an Amérique du sud, et pour des séjours de 48 h. Terra incognita donc.

Une commande pour un hôtel m’est arrivée.

Il s’agissait de valoriser les paysages chiliens des Andes à la Patagonie, en passant par le désert de L’Atacama. Ce sont des noms qui font rêver.

Nous y somme partis en Avril 2018, lors de l’automne austral, avec Alina et Marisa, et le reste de l’équipe. C’est un voyage qui aura été une étape essentielle pour moi. Je n’avais jamais shooté en altitude, là où les silhouettes se découpent naturellement sur le ciel. Je n’étais jamais monté à cheval, il fallait 3 jours pour monter au premier point de ralliement. Tout était parfaitement organisé pour que nous soyons au bon endroit au bon moment. Les lumières des Andes et du désert étaient très vives dés le matin, il fallait se lever avant l’aube pour être sur le site de prise de vue avant que le soleil ne soit trop brutal.

Contrairement au voyage en Mongolie où nous n’avions aucune contrainte autre que notre déambulation, le planning ici était serré et laissait peu de place à l’errance. Tout était préparé en amont. Le seul imprévu aura été que les deux modèles ne se connaissaient pas, et que leur niveau d’expérience et de rapidité de mise en action étaient à peu près opposés. Marisa saute en quelques secondes face à l’objectif, et propose plus vite que je ne sais shooter, quand Alina qui débutait alors cherchait plutôt des petits coins pour se cacher.

J’aurais aimé faire des images des deux filles ensemble mais cela n’a pas été vraiment possible. Il y a deux voyages un peu parallèles, l’un avec Marisa l’autre avec Alina, et j’aime profondément les deux séries. Chacune a sa façon d’habiter le monde, de faire face au ciel et à la lumière. L’une avec toute sa force solaire, l’autre avec la délicatesse et la grâce qui sont les siennes.

Après une dizaine d’années à photographier des femmes nues souvent cadrées en buste, ou en plan américain, je pouvais faire des images en plan large, au grand angle, où le corps s’intégrait dans un paysage spectaculaire.

Mes années de portraits m’avaient plutôt appris à isoler mon sujet du chaos et de la laideur environnante, ici tout était beau. Le ciel, la roche, et même les arbres morts. Les geysers fumants m’ont appris à accepter les contrejours les plus radicaux et à faire avec. J’aurais voulu y rester 2 semaines de plus, nous n’avions pas épuisé la puissance des paysages et des décors de ce pays immense qui longe l’océan, et le regarde de haut. C’est la destination qui m’aura le plus surpris, je n’en savais pas grand chose, et tout sur place m’a ébloui.

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