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Entretien avec Christian Caujolle : quel avenir pour le livre de photographie à l’ère du digital ?

Christian Caujolle est une personnalité incontournable du monde de la photographie. Tour à tour directeur artistique de l’agence VU, qu’il a également co-fondé en 1986, puis de la galerie du même nom lancée en 1998, il est à l’origine de la création en 2008 du festival photographique de Phnom-Penh. On ne compte plus ses missions de commissaire d’exposition et ses contributions à de nombreux livres. Il est l’auteur de nombreux ouvrages de référence, notamment sur Jacques Henri Lartigue, William Klein, Sebastião Salgado, Bernard Faucon ou Anders Petersen. Ancien responsable du service Photo de Libération, il a participé à ce titre à donner au médium sa place dans l’actualité internationale et le monde de l’art dès les années 1980.

En mars 2018, alors que nous mettions les premières pierres à Hemeria, il a répondu aux questions de Brigitte Trichet sur le devenir du livre et de la photographie à l’heure de la suprématie du monde digital et des changements d’usages de lecture.

Q – À l’heure de la profusion des images sur le web et les réseaux sociaux, que pensez-vous de la place du livre de photographie ? À quoi sert le livre ?

Le livre reste un moment de pause, de mise au point. Au moment où les images circulent en tous sens de façon chaotique il reste une façon d’interrompre le flux, de mettre en forme, de construire du discours et de la réflexion, de questionner, d’éventuellement construire de la narration.

Q – Êtes-vous plutôt optimiste sur la résistance du livre de photographie dans les années à venir ou pensez-vous qu’il sera dépassé par d’autres formes narratives ou d’expression ?

Il y aura – et il y a déjà – d’autres modes de mise en forme de la photographie, à commencer par la projection, passionnante, qui entretient des relations fortes avec l’histoire du livre comme avec celle du cinéma. Le livre photographique continuera à avoir un sens dans la mesure où il sera utilisé et conçu non comme un portfolio mais comme une des modalités de la production de sens. Il n’est pas exclusif d’autres modalités, mais complémentaire bien souvent.

Q – Diriez-vous que l’édition de livres de photographie est en crise ou tout du moins en difficulté ? Si oui, quelles sont, selon vous, les principales difficultés auxquelles elle doit faire face ?

Il y a une crise globale de la librairie. Liée à la situation économique et aux problèmes de pouvoir d’achat. Le livre photographique est relativement cher et n’est pas un produit de nécessité. Les modalités de diffusion et de distribution sont une des raisons de la cherté des livres. Il y a par ailleurs, incontestablement, une surproduction, pour mille raisons différentes ( engrenage financier dans els grosses maisons qui fournissent leur trésorerie avec le système des retours, autoédition en tous sens correspondant au désir des auteurs d’avoir un livre, toujours sacralisé ), et il y a trop de mauvais livres et de livres sans nécessité aucune qui noient les autres dans une masse de « produits ».

Q – Quelles sont à votre avis les principales caractéristiques de l’édition de livres de photographie aujourd’hui ?

Les questionnements sur les modalités de la narration avec des images fixes, l’importance du graphisme et des propositions formelles prenant en compte le fait que livre est d’abord un objet, une réflexion de plus en plus précise, dans les meilleurs cas, sur le sens de chaque ouvrage.

Q – Pensez-vous qu’aujourd’hui il est impossible d’émerger en tant qu’éditeur de livres de photographie sans utiliser les réseaux sociaux ?

C’est difficile et ce le sera de plus en plus. Il y aura une proportion de plus en plus grande de livres vendus on line. L’autre lieu de vente prioritaire sera l’exposition. Et les festivals.

Q – Diriez-vous qu’aujourd’hui il n’y a pas assez d’éditeurs pour montrer la richesse de la création photographique contemporaine ?

Non. Il y a beaucoup d’éditeurs. Et de qualité.

Q – Que pensez-vous des photographes qui s’auto-éditent ou créent des micro-structures ? Est-ce dans le continuum de l’édition, dans la lignées des Contrejour par exemple, ou bien est-ce une pratique qui se généralise grâce à la portée des outils numériques ?

C’est une alternative qui permet une liberté très grande dans la conception ( mais pose d’autres problèmes, financiers et de diffusion). C’est un aspect positif qui réserve de belles surprises, entre autres dans des pays – je pense à l’Asie – qui ne disposent pas de structures éditoriales. Mais il ne faut pas confondre avec Contrejour qui a été une maison d’édition sur un modèle classique qui a été très novatrice par les auteurs qu’elle a mis en avant. Le seul auteur vraiment autoédité de cette maison était Claude Nori.

Q – Le rôle de l’éditeur a-t-il évolué ou doit-il évoluer ? A-t-on toujours besoin d’un éditeur ?

En photographie comme dans d’autres domaines l’éditeur est un compagnon d’aventure, de route, une possibilité de dialogue pour aboutir à la mise en forme finale. On ne peut pas généraliser mais les photographes ont souvent besoin d’éditeur, de regard extérieur. On ne peut pourtant pas généraliser. Pour citer un exemple, Josef Koudelka, qui sait souvent très précisément ce qu’il recherche a toujours eu besoin de Robert Delpire, quitte à s’affronter durablement avec lui sur chaque ouvrage.

Q – Selon vous, quel est ou quels sont les éditeurs qui méritent l’attention aujourd’hui ?

Xavier Barral, incontestablement. Dans les nouveaux «  Chose commune ». Dans les classiques Aperture, Schirmer Mosel. Delpire, qui a un fonds exceptionnel doit se construire une identité nouvelle depuis la disparition de son fondateur. J’ajouterais Actes Sud, essentiellement pour la collection Photo Poche et quelques titres. La maison et son secteur beaux livres sont en réorganisation. A suivre. Et puis les marseillais André Frère et Le bec en l’air.

Q – Selon vous, les réseaux sociaux ont-ils modifié la place de la photographie dans nos modes de communication ou de représentation du monde ?

A l’évidence. Car ils diffusent en permanence des images. Sous des modalités nouvelles, ludiques, chaotiques, excessives. Ils ont modifié non seulement la représentation du monde mais la conception même de l’image qui est aujourd’hui une composante structurelle de nos sociétés, avec des enjeux centraux et fondamentaux.

Q – Que pensez-vous d’Instagram et de son utilisation par les photographes ?

Why not ?

Q – Diriez-vous que le livre est le nouveau « book » pour les photographes qui veulent faire connaître leur travail ?

Non. Ou, en tout cas, s’il n’est que cela il ne m’intéresse pas. Pour moi il doit être un espace de pensée, de mise en forme, de réflexion. Pas une vitrine. Internet, les sites le sont bien plus naturellement.

Q – Plus globalement pensez-vous que le succès de ces plateformes dédiées à la photographie sont une nouvelle forme d’effervescence de la créativité ou au contraire est-ce le lieu de l’expression visuelle de l’uniformisation de la pensée ?

Tous les outils sont ce que l’on en fait et ce pour quoi on les utilise. La circulation rapide des images et nombre de facilités offertes par le numérique sont évidemment une avancée. Il n’y a cependant aucune relation mécanique entre cela et la créativité. Les appareils photo ne produisent pas des photographes ou des artistes. Les plateformes non plus.

Q – Vous dirigez la collection du prix HSBC pour Actes Sud / Prix HSBC pour la photographie. Pensez-vous que la photographie devient un objet de collection, dont la valeur augmente avec le temps et que le livre suit la même voie ?

Nous venons de changer d’éditeur pour cette collection du Prix HSBC pour la photographie et les deux ouvrages annuels sont édités, dès cette année, avec Xavier Barral. Changement de format, de couverture, de concept.
En ce qui concerne la collection, l’Europe n’a pas encore rattrapé les Etats-Unis du point de vue de l’acquisition de tirages mais l’évolution est notable. Le plus spectaculaire est le développement de la collection de livres et l’apparition de nombreux collectionneurs de tirages de tête limités. En photographie comme dans tous les autres domaines, ce qui est rare est cher. La reconnaissance de l’importance culturelle du livre photographique s’est accompagnée de l’émergence de collectionneurs qui, à leur manière participent de l’écriture de l’histoire de la photographie. Le livre est, pour cela, fondamental. Après, comme dans toute démarche de collectionneur il y a du fétichisme ( ouvrages signés, envois, provenance prestigieuse ou intime ) et des approches parfois irrationnelles.

Q – Pour vous, quel est l’impact du monde digital sur la réception du livre de photographie par les lecteurs ?

L’aspect positif est que davantage de gens peuvent être informés de l’existence des livres via des sites spécialisés, certains très pointus et remarquables et via leurs newsletters. On peut aussi acheter sur Internet des livres qui ne sont pas ou peu ou mal diffusés. Après, je pense que le livre doit apparaitre comme une alternative ( ou un soin… ) face au déferlement des images numériques.

Q – Diriez-vous qu’il n’y a pas assez de lieux où trouver/acheter des livres de photographie et que finalement l’achat sur Internet est très utile, comme le proposent les éditeurs anglo-saxons sur leurs sites web ?

L’achat sur Internet est indéniablement utile. Même si je défends les libraires et achète chez eux dès que je le peux. Mais ils ne peuvent tout avoir et les réalités économiques les placent souvent en situation défavorable, entre autres pour les titres étrangers.

Q – Pensez-vous que les éditeurs puissent élargir leur public, notamment via les réseaux sociaux comme Instagram, ou au contraire est-ce un secteur voué à rester sur un public restreint ?

Sauf exception ( nous en avons connu, avec La Terre vue du ciel, avec Helmut Newton Japon, Bernard Faucon au Japon également, ou en Chine) le marché ne sera jamais un très gros marché. Sauf pour le livre de poche peu cher et bien fait dont Photo Poche est l’exemple parfait. Il y a un autre marché, celui des livres chers, à partir de 80 €, voire très chers. Et un marché, à l’image de la pratique de certains éditeurs japonais qui marchent très bien pour des tirages à 500 exemplaires.
Les réseaux sociaux sont essentiels pour faire circuler l’information. Je ne suis pas certain que, pour l’instant, ils soient encore un vecteur marchand essentiel.

Un grand merci à Jonathan Pannetier pour l’autorisation de reproduction de son portrait de Christian Caujolle. Retrouvez son travail sur son site : https://tanouchelemanouche.com/

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