Entretien avec Pierre-Alain Balmer // La précarité n’est pas un choix

Pierre-Alain Balmer a 55 ans, il est marié et père de deux filles, aujourd’hui adultes. Il a une formation d’ingénieur informaticien. Pour lui, la photographie est un moyen de « s’évader de ce monde individuel ». Par la pratique photographique, il essaie d’exprimer son coté créatif et artistique. « C’est un moyen de trouver un équilibre entre mon travail et ma vie. C’est aussi actuellement un ballon d’oxygène. » Alors que le confinement l’oblige à l’immobilité, mettant à mal la réalisation de ses projets en cours, il a répondu à nos questions depuis son appartement genevois.

Comment êtes-vous venu à la photographie ?

J’ai reçu mon premier appareil photographique à 9 ans, puis, à l’adolescence, j’ai poursuivi avec un premier reflex argentique. Je faisais mes développements dans mon studio. Depuis toujours, je suis fasciné par le message qu’une photo peut apporter.

Quelle est votre approche de la photographie ?

Avant de shooter, je passe un long moment à observer les lieux, les personnes. J’ai besoin de m’intégrer à l’univers, de me faire oublier. Parfois cela peut durer une heure ou deux. Je prépare également mentalement le cliché que je souhaite réaliser, le cadrage, l’atmosphère que je souhaite avoir, comment jouer avec la lumière. Ensuite, lorsque je suis sur place, je laisse mon cœur diriger mon objectif.

Comment vous est venue cette idée de travail documentaire ?

Je suis un photographe autodidacte et j’avais besoin d’amener une autre dimension à ma pratique photographique. J’ai fait de nombreux stages à l’étranger qui m’ont permis de maîtriser les aspects techniques de la photographie, mais j’avais un grand besoin d’avoir un regard d’auteur. J’ai eu la chance de rencontrer un photographe qui m’a accompagné dans ce travail de rédaction photographique. Très rapidement mon choix s’est porté sur un travail incluant la prise de portraits.

Vous vivez en Suisse, à Genève. Pourquoi vous êtes-vous intéressé tout particulièrement à la précarité alors que la Suisse compte parmi les pays les plus riches de notre planète et que son taux de chômage est très faible, à 2,3%, d’ailleurs son plus bas niveau depuis 1997 ?

Des événements dans ma vie m’ont fait réaliser que notre vie peut basculer dans une précarité. Que notre situation n’est pas gravée dans le marbre et qu’une situation confortable peut basculer dans une galère. La précarité n’est pas un choix. Je voulais aussi me rapprocher des gens, partager d’autres visions du monde.

Comment avez-vous rencontré les personnes que vous avez photographiées ?

J’ai travaillé pendant un an environ comme bénévole dans une association qui accueille les personnes en précarité. Il s’agit de l’association Le Caré.

Comment se sont passées les rencontres ? Comment ces personnes ont-elles réagi à votre projet ?

Beaucoup de stress au départ avec les premiers que j’ai contactés. Ensuite une incroyable aventure humaine avec beaucoup de partage. Les associations caritatives m’avaient demandé de faire attention et de garder mes distances et ma vie privée. Mais il y a une telle générosité de la part des personnes que j’ai photographiées, que les barrières se sont rapidement effacées. Donner, c’est recevoir. Au départ ces personnes ont été intriguées par le projet, mais lors de mon premier contact avec elles, je prenais environ 15 minutes pour me présenter et expliquer les raisons de mon projet. Ensuite nous avons passé une à deux heures pour discuter de leur vie. Pour terminer cette première rencontre je faisais un premier film (12 photos) avec elles. Cela me permettait de montrer ma manière de travailler et à elles de se mettre à l’aise. Ensuite on se quittait. Si la personne revenait au 2e rendez-vous quelques jours plus tard, je savais qu’elle avait adhéré au projet. 

Quels sont les traits communs de toutes ces personnes ?

Leur générosité et leur volonté de m’aider à trouver ma voie d’auteur photographe. C’est tout à fait paradoxal pour moi puisque par ce travail je souhaite avant tout mettre en lumière ces personnes.

Que retenez-vous personnellement de cette expérience ?

Des destins incroyables, des blessures qu’on ne peut même pas imaginer et qu’on ne peut même pas souhaiter à qui que ce soit. Une générosité de chacune des personnes que j’ai suivie.

Pensez-vous que la photographie garde encore aujourd’hui son pouvoir d’éveiller les consciences, alors que nous vivons dans une profusion d’images pouvant au contraire conduire à l’invisibilité de ce qu’elles montrent ?

Je pense que c’est une période difficile pour la photographie, mais je suis convaincu qu’a un moment donné les gens vont se lasser de la médiocrité et de voir les mêmes photos avec les mêmes traitements, les mêmes filtres. C’est à nous photographes d’amener un autre regard et de faire un travail de qualité. Quand on voit le nombre de personnes qui viennent à Arles en juillet ou dans d’autres festivals, rien n’est perdu.

Pourquoi avoir choisi « Fragile » comme titre de votre livre ? Pensez-vous que chaque être humain porte en soi une fragilité ?

Le titre du travail a été choisi assez tardivement. Après un long editing et de nombreuses discussions sur la précarité, « Fragile » est devenu une évidence. Chacun d’entre nous est fragile dans ce monde que l’on ne maîtrise pas. Certains s’adaptent à notre univers, d’autres pas. 

Quelles sont les photographes ou peut-être même les philosophes qui vous ont inspiré pour ce projet ?

Tout d’abord mon maître, Reto Albertalli, que j’ai eu la chance de rencontrer et qui m’a transmis son savoir. Ensuite je suis très inspiré par Sabine Weiss, Karolin Klüppel, Philippe Pache, Denis Rouvre, Henry Cartier-Bresson et bien d’autres…

Quel est le message que vous souhaitez faire passer avec la parution de votre livre et l’exposition qui s’organise à Genève en septembre ?

Je veux mettre en lumière ces situations qui sont dans notre cour et pas à l’autre bout du monde. Et montrer que chacun d’entre nous peut tomber dans cette précarité, même s’il possède les meilleures formations professionnelles au départ.

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