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// Rencontre avec le photographe et plasticien Jean Luc Dubin //

Ce qui frappe dʼabord chez Jean Luc Dubin, cʼest sa stature, ses mains, très grandes, sa voix, grave et tranquille, son regard, franc et attentif. Et puis, très vite, à l’écouter raconter une vie entière dédiée à la photographie, cʼest la simplicité avec laquelle il se met en action. 

Il fait partie de ces hommes qui font. 

Il est le photographe de Deutsche Grammophon ; il soutient Jazz Hot quand le propriétaire du titre, son ami, décède dans un incendie. Il quitte un travail du jour au lendemain pour sʼaventurer en Nouvelle Calédonie avec une connaissance rencontrée la veille qui lʼemmène tracer des points géodésiques pour lʼIGN. De 1980 à 2005, il crée et anime le Studio Plume, atelier de création et de photographie qui lui permet de financer tous ses projets photographiques, régulièrement exposés ; ses amitiés guident ses pas, du musée Dupuytren et sa collection de pathologies humaines, aux pays vaudous du Bénin, en passant par Tlemcen et Oran, où il coopère avec des photographes algériens. 

Ses travaux naissent du partage et des rencontres, notamment celles qu’il provoque avec les spectateurs attirés par ses installations éphémères à Cotonou ou quand ils animent des ateliers thérapeutiques à l’hôpital psychiatrique de Ville-Évrard avec des adolescents.

On dit que les hommes sont ce quʼils font. 

Jean Luc Dubin fabrique des images. Ses images font des objets. Ou sont produites à partir dʼeux. Il déconstruit et reconstruit des images. De quoi ses images sont-elles faites ? De noir et de blanc. De ce clair-obscur quʼil ne cesse de convoquer, inspiré et porté par sa passion du Caravage. Parfois, elles sont cousues les unes aux autres, de fil rouge, comme celles de New York, ou assemblées comme un totem posé sous nos pieds. Ses images parlent de la vie parce quʼelles montrent les « âmes mortes » ou errantes. Parce que les enfants y sont omniprésents, même à lʼétat de « monstruosités ».

Brigitte Trichet, co-fondatrice Hemeria.

 

 

Fasciné par la beauté primitive du réel, Jean Luc Dubin appréhende le monde social sans interprétation ni spiritualité, guidé par ce que Florian Villain appelle « un regard sans regard ».

Camille-Élise Chuquet

 

 

 

 

Depuis qu’il a découvert la photographie en colonie à 11 ans, Jean Luc Dubin n’a eu de cesse de traquer l’apparition des « images poétiques » dans les sociétés humaines.

Voyageur porté par cette quête photographique, il expose pour la première fois son travail en 1973 chez Pavel Tigrid, à Paris, avec sa série « Les gens de Prague ». En 1978, il part à New York à la recherche de nouveaux visages, de Little Italy à Broadway en passant par le Bronx, dans cette ville où « la crasse, le dénuement, la richesse, le luxe se côtoient, se démentent, s’opposent ». Il réunira en 2016 ses clichés de New York dans un livre publié aux éditions Dumerchez.

Des années plus tard, une rencontre arlésienne l’amène vers de nouveaux contrastes, faits de « noirs profonds » et de « blancs éclatés », dans la baie de Naples qui dévoile, pour l’œil du photographe seulement, l’ambivalence d’une population millénaire, suspendue au Vésuve. Présentées à la galerie « L’Arbre du monde » pendant les Rencontres d’Arles en juillet 2018, les photos de la série s’inscrivent dans le projet Le Anime Pezzentelle di Napoli, porté par Jean Luc Dubin et son ami Florian Villain, enseignant chercheur en sociologie et en philosophie. 

 

© Jean Luc Dubin, Naples.

 

Fasciné par la beauté primitive du réel, Jean Luc Dubin appréhende le monde social sans interprétation ni spiritualité, guidé par ce que Florian Villain appelle « un regard sans regard ». Les comportements humains dans toute leur matérialité sont une source intarissable de poésie pour le photographe. À Naples comme à New York, ses photos de rue se forment comme un précipité social, déclenchées par l’instant magique du déclic.

En ce sens, Jean Luc Dubin s’intéresse beaucoup aux objets rattachés au concept hégélien de religion positive, c’est-à-dire l’ensemble des règles et des rites intériorisés par l’individu. Des crucifix napolitains aux fétiches du Bénin, Jean Luc Dubin considère que l’homme, quand il entre en interaction avec le support de ses croyances, produit une réaction esthétique intense, baignée dans la ferveur du rapport au divin. 

 

« Le fil est lien, réparation. et les cailloux, formes prises au volcan, à la terre-mère, ainsi habillées d’images transcendées, sont rendues à la prière des ex-votos. » 

Jean Luc Dubin


© Jean Luc Dubin, Ex-voto.

Comme l’explique Bruno Latour, les païens, les fidèles, les fétichistes, les artistes et les poètes oublient qu’ils sont les auteurs de leur création, attribuant ainsi « une autonomie » à des divinités, des objets ou des œuvres qui en sont dépourvues. En septembre 2009, lors d’une résidence au Centre Culturel Français de Cotonou, de jeunes enfants s’inquiétèrent de voir Jean Luc Dubin manipuler des objets fétiches.

Quand il répondit qu’il s’intéressait « aux significations » et « à la forme », un petit garçon affirma que dès lors, il devait être un artiste. Cette lucidité désarmante est révélatrice du travail du photographe qui convertit les croyances en art, sans altérer l’aura mystérieuse de l’image.

 

À ce titre, la série sur Naples comporte plusieurs ossements et vanités rattachés au « rituel des âmes errantes », qui consiste à honorer le crâne des morts pour adoucir leur arrivée dans l’au-delà et leur offrir reconnaissance et dignité(*). Au cœur des caves napolitaines, des femmes ont perpétué cette tradition pendant des siècles. Jean Luc Dubin s’est intéressé à ces pratiques en même temps que Florian Villain, qui a trouvé dans les clichés de son ami, une résonance à la thèse qu’il exposerait quelque temps plus tard, dans la revue du Mauss. Au cours de son histoire, Naples a surmonté des drames et des menaces constantes qui ont façonné durablement les comportements de ses habitants. Régulièrement sous domination étrangère, la ville a connu les invasions, les épidémies et les éruptions meurtrières sans jamais perdre son identité. Florian Villain explique que Naples s’est construite sur les apparences pour protéger sa culture, rappelant que ses rues sont « comme une scène de théâtre ». D’après le sociologue, on ne peut percer les napolitains à jour sans regarder ailleurs que ce qu’ils daignent nous montrer ; Jean Luc Dubin, pourtant, parvient à déceler ce qui survit sous le masque. 

© Jean Luc Dubin, série Le Anime Pezzentelle di Napoli

Comme « un manifeste » des réflexions de Florian Villain, ses photos soutiennent l’idée que le rituel des âmes errantes a traversé le temps pour protéger des liens sociaux très forts. Alors que cette pratique a toujours été considérée comme une tradition archaïque entretenue par des dévotes dépassées, Florian Villain révèle que les ossuaires servaient de boudoir à la féminité. Derrière le prétexte du rituel, se cache en réalité la nécessité pour les femmes de se ménager un espace intime pour échanger sur leur vie personnelle. « Il faut donc y voir la réponse spontanée à un besoin de solidarité face à toutes les difficultés que peuvent rencontrer les organisatrices du foyer. De sorte qu’il n’est donc pas illégitime de considérer que ces pratiques relèvent de ce que Mauss nommait « fait social total » »,explique Florian Villain. 

 

Dans un élan complémentaire étonnant, Jean Luc Dubin illustre les objets rituels ou sacrés, tout en déconstruisant les croyances qui les accompagnent, conscient, comme Bruno Latour, qu’il ne faut jamais « croire que l’autre croit ».

Puisque ses images dévoilent des réalités construites, il n’est pas rare que le photographe invente des objets inédits, affirmant la « place de la plasticité dans la photographie ». Montages photos cousus d’un fil reliant les scènes entre elles, jeux de miroirs fragmentés, portraits recomposés et exposition-concerts sont autant d’objets syncrétiques producteurs de sens, diffractés par la richesse de l’intericonicité. 

 

Pour Jean Luc Dubin, la photo peut jouer comme un mécanisme d’appropriation de soi. Son expérience de portraitiste l’ayant poussé à réaliser que le modèle passe de sujet à objet derrière l’objectif, Jean-Luc Dubin incite les individus à reprendre le contrôle de leur image. Dans la série du Piège à reflets, lors d’une résidence au Centre Culturel Français de Cotonou, les béninois ont pu composer leur propre portrait en maîtrisant l’image renvoyée par des fragments de miroirs, fixés sur des toiles à velcro. Dans cet « espace de réflexion », le photographe et le modèle sont solidaires de l’œuvre. De la même façon, le projet photo du « Village Pilote » à Dakar a permis aux jeunes encadrés par cette ONG de refondre leur identité en créant des portraits cubistes d’eux-mêmes, à partir de photos découpées en morceaux. Jean Luc Dubin expérimente ce procédé depuis huit ans en art thérapie, permettant aux jeunes « fragmentés dans leur tête » de déconstruire le regard qu’on leur porte pour recomposer, ou simplement décomposer, leur identité. Comme les polaroïds mosaïques de David Hockney, Jean Luc Dubin offre la possibilité de se voir sous des angles différents pour mieux s’apprivoiser.

1ère série : Piège à reflets // 2e série : art-thérapie (atelier réalisé chaque semaine dans le service Unité Ado 93, dirigé par le Docteur Teboul assisté du Docteur Laure Sebag).

 

 

Contrairement à l’iconoclasme qui focalise le geste sur la destruction de l’image, « l’iconoclash » théorisé par Bruno Latour met l’accent sur l’ambivalence qui peut exister entre l’abolition et la création d’une nouvelle image. 

Après la remise en question des icônes religieuses, la société a cherché à fuir la production traditionnelle des images à travers de nouvelles formes d’art. Si Jean Luc Dubin se revendique iconoclaste dans son rapport à la religion, ses photos produisent des iconoclashes, confondant la réalité sociale dans la production d’image inédites, pour lui faire cracher sa vérité derrière les apparences. Il rappelle ainsi qu’en anglais, le verbe to shoot signifie « photographier » autant que « tuer », confirmant que le portrait assassine le modèle, et que les images s’établissent sur les ruines de leurs semblables. 

 

© Jean Luc Dubin, série Monstruosité, Beauté extrême

Au delà du monde social, Jean Luc Dubin s’attaque aussi aux idées reçues sur la nature humaine, qui s’apparente à un construit normé. Dans sa série Monstruosité, Beauté extrême, le photographe a collaboré avec le musée Dupuytren à la demande du Dr Patrice Josset, pour réaliser un travail de mémorisation sur les fœtus atteints de malformation. 

Point de départ de son amitié avec Florian Villain, ces photos affirment qu’il existe autant d’humanités que de possibilités. Et si le beau peut se permettre d’être bizarre, c’est aussi parce qu’il est révélé par le regard singulier du photographe.

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Camille-Élise Chuquet, journaliste. Après des études en sciences politiques et en sciences de l’information à Paris II, Camille-Élise Chuquet rejoint les milieux de l’édition et de la presse culturelle. Actuellement référente littérature à la médiathèque de Choisy-le-Roi, elle écrit régulièrement pour Le Nouveau Magazine Littéraire.

(*) Le rituel des âmes errantes est né à Naples. Se reporter au texte de Florian Villain, « Prière pour les âmes du Purgatoire à Naples. La parole donnée, au-delà du donnant-donnant », Revue du MAUSS, vol. 50, n°2, 2017.

Retrouvez l’interview de Jean Luc Dubin et de Florian Villain prochainement sur notre podcast L’Œil écoute.

Les photos de la série Le Anime Pezzentelle di Napoli seront présentées à la Galerie « L’Arbre du Monde » pendant les rencontres d’Arles du 1er au 28 juillet 2019.

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