Rencontre avec une femme d’exception, qui force l’admiration
Interview réalisée par Yannick Le Guillanton

Résidente ICORN à la Cité internationale des arts depuis septembre 2019, diplômée de l’International Center of Photography à New York, Amira Alsharif documente depuis maintenant 17 ans le quotidien des femmes yéménites avec passion. Un travail pour lequel elle a mis sa vie privée entre parenthèses afin de s’immerger de longs mois auprès de celles qui sont pour elle bien plus qu’un sujet photographique.
Pour aller à leur rencontre, elle doit affronter le tumulte d’un pays en guerre qui dégage trop peu de place dans les colonnes de la presse écrite et les conducteurs des journaux télévisés. C’est pourtant, selon les Nations unies, la pire crise humanitaire au monde. Dans un article d’octobre 2019, The Guardian évoque que ces 5 dernières années 100 000 personnes auraient trouvé la mort au cours du conflit. La destruction de l’économie, la famine et les épidémies achèvent les plus faibles. Les affrontements qui opposent depuis 2014 la rébellion chiite houtie au Nord, au pouvoir sunnite au Sud, sont très mal perçus par l’Arabie Saoudite qui ne peut concevoir l’installation d’un allié de l’Iran à ses frontières. Depuis 2015, les bombardements saoudiens achèvent alors une population exsangue. Mais le travail d’Amira Alsharif n’est pas partisan, au nord comme au sud, elle s’intéresse aux mères courage qui n’aspirent qu’à la paix.
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Amira Alsharif, pouvez-vous me dire quel a été votre premier contact avec la photographie, qu’est-ce qui vous a donné le désir de devenir photographe ?
Lorsque j’avais 7 ans, nous habitions en Arabie Saoudite. À cette époque, mon père construisait notre maison, il possédait un appareil Polaroïd et je m’amusais déjà à documenter la construction, le travail des ouvriers. Avec la guerre du Golfe, nous avons dû rentrer au Yémen. Nous nous sommes installés dans la province d’Al Mahwit où mon père enseignait dans une école. Il voulait absolument que je sois la première de la classe, nous avons donc passé un marché : j’étais la meilleure élève et en échange il m’a offert un appareil Kodak, des films et il m’a donné les moyens de faire développer mes photos.
En tant que photographe professionnelle, comment êtes-vous arrivée à publier vos photos dans The National Geographic, The Washington Post ou The Guardian ?
J’ai toujours pratiqué la photo en indépendante. Je réalise des projets à long terme, pour cela je parcours le Yémen. J’ai par exemple réalisé un projet sur l’île de Socotra intitulé A love song to Socotra Island qui m’a amené à m’y installer pendant 2 ans. Pour Ambassadors of Yemen, j’ai voyagé là encore pendant 2 ans entre le Nord et le Sud. Si j’ai eu l’opportunité de travailler comme freelance pour The National Geographic, The Washington Post ou The Guardian, c’est que j’ai 6 années de travail et d’images en stock qui n’ont jamais été vues. Pour que ce travail touche les médias internationaux, les politiques et les gens qui les lise le matin, j’ai dû quitter mon pays.
On entend peu parler du conflit qui se joue actuellement, pouvez-vous me dire si vous avez rencontré des photographes occidentaux sur le terrain ?
J’ai rencontré pas mal de photo reporters internationaux. À côté de mon propre travail, j’ai été « fixeur ». Je jouais le rôle de traductrice, de guide pour ces médias étrangers. Je les assistais, les aidais dans tout le processus de l’organisation de leur voyage aussi bien pour l’obtention des autorisations officielles que pour les moyens de déplacement, et jusqu’à la réalisation du sujet pour lequel ils étaient venus sur le terrain.
Y a-t-il également des photographes yéménites qui documentent cette guerre ?
Oui, il y a beaucoup de photographes yéménites qui documentent tout ce qui se passe. Le problème c’est que nous avons un accès très limité à un internet. Pour ma part, pour faire mes photos, je mettais ma vie en jeu et dans le même temps je ne pouvais pas les envoyer en Europe ou aux États-Unis pour qu’elles soient publiées. Je savais que je devais quitter mon pays pour que ce travail puisse être vu et c’est vraiment ce qui s’est passé. Pour revenir à votre question, si j’ai pu toucher des médias internationaux, c’est parce que j’étais sortie du Yémen, j’étais connectée, j’avais accès à Internet. Dans les endroits où je travaillais, je ne pouvais même pas contacter ma propre famille.

Existe-t-il au Yémen une presse indépendante qui vous permet de publier votre travail ?
Il y a de nombreux magazines et chaînes de télévision qui ont disparu. Les gens ignorent peut-être les conditions de vie sur place, mais nous n’avons pas accès à internet, ni à l’énergie, ni à l’eau ainsi qu’à aucune sorte de services publics. Cela signifie bien évidemment que nous n’avons pas accès non plus à la presse. Il n’y a plus de presse indépendante, elle est sous le contrôle de ceux qui mènent le conflit. On ne peut pas être sûr de l’authenticité des informations diffusées qui sont sous le contrôle de l’une ou l’autre des parties.

© Amira Alsharif
Pouvez-vous m’indiquer quelle est la situation des femmes photographes que vous connaissez ?
Il y a vraiment d’excellentes femmes photographes qui prennent beaucoup de risques pour mener à bien leur travail. Certaines ne veulent pas mettre en jeu leur carrière en demandant des autorisations officielles, elles mènent donc souvent un travail artistique à la maison, elles évitent ainsi les questions dérangeantes… Où que ce soit dans le pays, vous pouvez être considéré comme un espion lorsque vous utilisez un appareil photo. Elles réalisent donc des photos de leur entourage dans des zones sûres. Il y a aussi une autre façon de faire les choses, c’est de formuler un sujet par écrit et de demander une autorisation officielle d’un mois en indiquant : pourquoi, pour quelle durée et dans quelle région vous souhaitez travailler. Vous êtes alors accompagné par quelqu’un qui surveille tout ce que vous faites.




Êtes-vous justement en relation avec des femmes photographes dans votre pays ?
Bien sûr ! Je suis en relation avec de très nombreuses femmes car j’ai aussi enseigné la photographie et j’ai beaucoup d’étudiantes dispersées un peu partout dans le pays.
Pour revenir à votre travail, pensez-vous qu’il permet de mettre en lumière la condition féminine ?
Le type d’images que je réalise est bien différent de celui que l’on voit dans les médias actuellement, et tout particulièrement sur le rôle de la femme durant cette guerre. Elles sont généralement peu sous le feu des projecteurs, alors qu’elles travaillent extrêmement dur pour contribuer à la paix et résoudre les problèmes qui ont été créés par la guerre.

« Ce jour-là, la guerre semblait si loin » , dit-elle. © Amira Alsharif
Pouvez-vous m’expliquer quelle est votre façon de travailler lorsque vous traitez vos sujets ?
Je mène un travail documentaire. Pour ce type de projets, je dois quitter la capitale où j’habite et m’adapter à une vie dans un environnement totalement nouveau. Je dois partager le même toit que les gens que je photographie. Dormir chez eux, me lever avec eux, partager leurs repas et vraiment être impliquée dans leur quotidien jusqu’à ce qu’ils oublient ma présence. Ce que j’ai appris avec le temps, c’est que les gens finalement m’acceptent complètement dans leur environnement au bout de 9 jours. J’ai beaucoup d’échanges avec les gens que je photographie, je consacre bien plus de temps aux discussions qu’aux prises de vue ! La confiance doit d’abord être établie car je viens d’une société conservatrice, mon intention n’est bien évidemment pas de nuire aux femmes que je photographie. Je fais pas mal de deals avec elles. Lorsque je détermine le choix des images, elles en effacent certaines, plus tard elles peuvent aussi me demander de ne pas les publier. Il faut être flexible pour ne pas mettre en péril les projets que je mène.
Je suppose que vous restez en contact avec tous les gens que vous avez pu rencontrer ?
Exactement, je reste en contact avec toutes ces femmes que j’ai rencontrées, je deviens leur amie. La dernière femme que j’ai photographiée à Al-Hodeïda, après avoir documenté son histoire pendant quelques mois, je l’ai emmenée avec moi à la capitale avec ses jeunes enfants. En fait, la question n’est pas que ces femmes m’autorisent à les photographier, le fait est que ces femmes sont le cœur même du projet. Elles prennent ma défense pour que je puisse le poursuivre. Parce qu’avoir quelqu’un à ses côtés pendant un an, à la fin, ça devient assommant pour l’entourage. Cela suscite des questions. Qu’est-ce qu’elle fait collée à tes basques ? Est-ce que tu la connais ? Et généralement, elles ne me connaissent pas. Je leur suis terriblement reconnaissante car elles mettent la même énergie que moi pour que le projet puisse voir le jour.

Malgré la guerre et la pauvreté sur place, votre travail consiste à documenter la vie. Plus que la vie vous parlez de « la lumière » des gens que vous rencontrez. Pouvez-vous m’en dire plus ?
La raison pour laquelle les gens tiennent le coup, c’est parce qu’ils ont chacun cette petite lumière dans leur cœur. Durant les moments difficiles, l’esprit communautaire et l’entraide sont très forts. La lumière vient du fait que nous les Yéménites nous apprécions l’amour et la vie, nous souhaitons simplement rester vivants. Je pense que c’est un sentiment très universel de vouloir être vivant.
Amira, vous avez beaucoup voyagé à travers le monde, mais je sais que vous êtes très attachée à votre pays. Quelle est la prochaine étape après votre résidence à la Cité internationale des arts ? Quel est votre rêve ?
Mon rêve quand je rentrerai, c’est de réaliser un film. Je pratique la photo depuis 17 ans maintenant et j’ai beaucoup de chance, aujourd’hui à Paris, et je voudrais commencer à apprendre à filmer et, quand je serai de retour, passer à la réalisation.
Et qu’avez-vous en tête exactement ?
Il s’agit toujours du même projet Yemeni Women with Fighting Spirit (Femmes yéménites à l’esprit combattant). Ce sont donc toutes les femmes qui étaient à mes côtés durant ces 17 dernières années, vous les verrez dans ce film.


Écoutez notre entretien avec Amira Alsharif dans notre podcast L’œil écoute n°4 sur soundcloud ou Apple Podcast !
En savoir plus sur le travail d’Amira Alsharif ici
Propos recueillis par Yannick Le Guillanton en février 2020